

Un homme raconte comment la consommation d’alcool “sociale” s’est révélée un poids devenu lourd, très lourd.
Là d’où je viens, le ramassage des ordures se fait le jeudi. Ainsi, il n’est pas rare de voir des hommes et des femmes en robes de chambre sortir leurs poubelles tôt le matin, avant d’aller au travail. Alors qu’une voisine du quartier était justement à la tâche, elle remarqua qu’une paire de chaussures, ainsi que les jambes dont elles marquaient la fin, dépassaient derrière la voiture de mon père. Constatant qu’il était un peu tôt pour une partie de cache-cache, elle traversa la route et pu ainsi voir le reste de mon corps. J’étais là, allongé sur le dos, endormi dans l’allée de mes parents. J’avais 18 ans.
C’est quelques mois auparavant, pour mon anniversaire, que j’avais officiellement et légalement bu ma première boisson alcoolisée. Mon père m’avait invité pour l’occasion. J’avais bu, relativement rapidement, une ou deux pintes de cidre et je m’étais arrêté là. Au fil des mois, plus je trouvais le cidre facile à boire, plus je semblais avoir soif. Evidemment, plus j’avais soif, plus j’étais bourré, et plus j’augmentais mes chances de me retrouver complètement cuit, allongé sur le dos, dans l’allée de mes parents à 6 heures du matin en pleine semaine.
La voisine m’a réveillé, m’a aidé à me relever, et s’est assurée que je rentre chez moi avant que mes parents ne se réveillent. Elle ne leur en a jamais parlé. Mais à partir de ce jour, à chaque fois que nous nous sommes croisés il suffisait d’un regard pour me rappeler que nous partagions un secret plus qu’embarrassant.
L’idée d’avoir vécu un black-out alcoolique m’a fait peur. Très peur, même. Mais ça n’a duré qu’un temps. La semaine suivante, je me retrouvais de nouveau dans un état lamentable. Quand j’étais adolescent, personne ne m’avait vraiment expliqué comment entretenir une relation saine avec l’alcool. Quel était le but de boire des coups si ce n’était de finir saoul ? Mes sorties se sont rapidement transformées en course à la cuite. Si en plus ça ne me coutait pas trop cher, c’était parfait. Bien qu’il semblerait que j’ai réussi à éviter de trop m’humilier de nouveau, mes aventures se finissaient assez souvent en trou noir. Je ne comptais plus les samedi et dimanche matins passés à essayer de me souvenir quand et comment j’étais rentré chez moi.
Ça m’a fait flipper, et puis en fait non. Ma gueule de bois m’importait plus que de remplir les nombreux trous de la nuit précédente.
A vos marques, prêts, partez !
On ne m’a jamais expliqué qu’il fallait prendre son temps. Bien au contraire, les gens qui m’entouraient s’encourageaient mutuellement à boire toujours plus vite, à vomir toujours plus loin. Le truc c’est que je me sentais plutôt bien après un verre ou deux. D’un naturel timide, j’appréciais ce supplément de confiance sous forme liquide. Je me sentais plus sûr de moi, et c’était agréable. Le cruel avantage des black-out, c’est qu’ils me permettaient d’échapper à la spirale qui s’enclenchaient dès que je passais le stade où je me sentais bien et je m’engageais dans un territoire autrement plus désagréable.
J’ai commencé la fac et rien n’a vraiment changé. Toujours plus de cuites et donc toujours plus de trous noirs. J’avais la descente facile et ça impressionnait mes amis. Je me réveillais tout habillé dans mon lit, surpris d’avoir réussi à retrouver mon chemin, et soulagé d’être indemne.
C’était une routine facile à suivre, et il faut admettre que le rythme universitaire s’y prêtait bien. Je pouvais caler un black-out entre deux CM et personne ne s’en apercevait.
Tout cela a changé lorsque j’ai mis les pieds dans le monde du travail. Je me faisais passer pour malade, je faisais le deuil et j’allais à l’enterrement de toute une série de proches que j’avais inventés pour l’occasion. Toute excuse est bonne à prendre lorsqu’on a un marteau piqueur dans la tête, qu’on a perdu son portefeuille, et qu’on a l’impression d’être à l’article de la mort.
Béquille.
J’en étais arrivé au stade où il me fallait boire une bière à la maison avant de sortir. J’ai fini par atterrir dans une ville où je ne connaissais personne. Je me posais dans un bar avec un bouquin et des bières et je lisais jusqu’à ce que je n’arrive plus à me concentrer.
Un matin, quelques années plus tard, une personne importante dans ma vie a suggéré que j’avais possiblement un problème. Je suis donc allé à une réunion des alcooliques anonymes. Contre toute attente, les histoires partagées par les autres participants m’ont donné de l’espoir. Elles m’ont permis de me rendre compte que si j’avais effectivement déconné à plusieurs reprises, j’étais encore loin des situations de vie ou de mort que ces personnes vivaient régulièrement. J’y suis retourné deux fois en l’espace d’une semaine et demi. Conformément aux recommandations des AA, je suis resté sobre. A mon tour, je me suis levé, j’ai donné mon prénom et j’ai dit à voix haute que j’avais un problème avec l’alcool, même si, au plus profond de moi-même, je n’y croyais pas. Pas un problème, pas moi. En tout cas, rien de sérieux comparé aux autres. Certains d’entre eux m’ont donné leur numéro de téléphone et m’ont dit qu’ils étaient là pour moi si jamais je me sentais faible, ou si j’avais besoin de partager un café avec quelqu’un – les alcooliques boivent beaucoup de café.
Back to black
Après quelques réunions, j’ai décidé que j’allais bien. Que je faisais semblant. Certains des autres mecs aux réunions disaient qu’ils étaient “allergiques” à l’alcool, qu’en réaction à celui-ci ils devaient en consommer toujours plus, et qu’en conséquence ils agissaient n’importe comment. Certes j’avais parfois soif, mais ça n’avait rien à voir, non ?
Alors j’ai arrêté d’aller aux réunions et j’ai recommencé à faire des black-out. Parfois, lorsque j’étais avec mes amis, j’évoquais l’idée que j’avais un problème. Ils me rassuraient et on commandait une autre tournée. Parfois, j’observais les gens autour de moi, et je me demandais dans quelle mesure nous ne souffrions pas tous d’une relation houleuse avec l’alcool. Parfois je buvais pour arrêter de réfléchir, de ruminer. Ce comportement a continué jusqu’à ce que je n’arrive plus à aller au travail, jusqu’à ce que je perde la confiance de la personne qui m’aimait le plus et que j’aimais le plus. T’étais où ? T’es rentré à quelle heure ? Comment t’as fait pour rentrer ? Certains matins, j’avais du mal à me reconnaitre dans la glace, mon visage tellement tordu qu’il en était défiguré.
A la nôtre.
L’alcool c’est insidieux. J’avais beau essayer de me fixer des règles, de me dire que je n’allais pas boire aujourd’hui, je me trouvais toujours des excuses. Un pot de départ, une fête au bureau avec bière et champagne. Ou alors ce collègue qui préfère aller boire un verre après le travail plutôt que de rentrer chez lui.
Cela va sembler tout à fait superficiel, mais ce ne sont pas mes soucis au travail ou mes problèmes de couple qui m’ont poussé à m’arrêter et réfléchir à ce que j’étais en train de faire. Non, c’est le jour où je me suis regardé dans la glace, longuement, et je n’ai pas réussi à me reconnaître. Je me suis pris en photo, et j’ai juré de la regarder tous les jours. Si j’estimais que les black-out étaient acceptables, il était hors de question que je me transforme en exemple vivant des dégâts de l’alcool.
Je me suis rendu compte que j’avais effectivement des problèmes. Je me suis rendu compte que le collègue avec lequel j’allais boire un coup après le travail tous les jours partageait probablement ces problèmes. Je me suis rendu compte que l’on ne m’avait jamais appris à boire et que, étant donné la réticence des gens dans mon entourage à aborder le sujet, j’allais devoir me débrouiller tout seul.
J’ai aussi atteint ce point dans ma vie où vieillir n’était plus un concept abstrait, un truc qui n’arrivait qu’aux autres. Mon corps changeait. Ma peau changeait. Je tombais malade de temps en temps. Je n’étais plus la machine de guerre invincible qui n’attrapait jamais l’ombre d’un rhume. A force de faire subir des choses à mon corps, il a fini par céder.
Crises allergiques.
Certains des alcooliques qui participaient aux réunions des AA évoquaient leur “allergie” à l’alcool. C’est une description qui me parle. J’aime l’alcool, et l’alcool me le rend bien, jusqu’à une certaine limite. Les bières passent toutes seules, jusqu’à ce qu’elles commencent à me transformer en une toute autre personne. Ce qui me servait initialement de béquille est devenu un véritable handicap. Saoul j’étais un génie, j’étais le mec le plus cool et le plus sexy du bar. Jusqu’au jour où je n’étais plus que le mec le plus bourré du bar. Il était temps de faire preuve de courage et d’essayer de résoudre le problème.
Je ne suis pas retourné à une réunion des AA, et je n’ai pas réussi à entièrement résoudre mon problème. Je bois toujours de temps en temps, mais j’essaye de me contrôler. Parfois je n’y arrive pas et je me perds. Quand je suis stressé, faible, blessé, ou que mes émotions déclenchent une envie de boire à l’excès. Alors je me laisse aller et mes allergies se rappellent à moi. Il existe un nom pour les alcooliques comme moi : les alcooliques super fonctionnels. Mais je suis beaucoup plus conscient du tiraillement interne qui me déchire à chaque fois que je pense à boire un verre. J’ai conscience des conséquences de mes choix, et la plupart du temps j’arrive à m’arrêter à temps. La plupart du temps.
Malgré ma détermination à ne plus remettre les pieds dans une de ces pièces où se rassemblent les gens qui boivent trop de café, je n’ai pas oublié une grande partie de ce que j’y ai entendu. Leurs messages se sont imprégnés en moi. Et lorsque j’en ai besoin et que j’écoute, je les entends clairement. Je sais qu’il ne s’agit pas là d’une amélioration dramatique. Mais le simple fait de maintenant pouvoir écrire ce que je n’arrivais même pas à dire auparavant me permet d’espérer. Espérer qu’un jour ma relation avec l’alcool sera à l’image des pires soirées qu’il m’a fait passer : un lointain souvenir, plutôt confus, qui me fera grimacer de honte, mais me rappellera à quel point je suis reconnaissant.
Allez, à ma santé.